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Il est rare qu’on se débarrasse d’un mal simplement en en comprenant les causes.
C.G. JUNG,
Archives de la Mnefmothèque.
— IL y a dans les Historiques, fit Bushka, une malédiction aussi vieille que l’humanité. Elle dit : « Puissiez-vous vivre des temps intéressants. » Je crois que nous l’avons sur nous.
Depuis plusieurs heures, tandis que les deux coracles fendaient les flots de Pandore dans une obscurité presque totale, Bushka était en train de raconter à Twisp tout ce qu’il avait appris de Gallow et de son équipage. Twisp ne distinguait pas le visage de Bushka. Seule la petite lumière rouge du C.D.R. brillait dans le coracle. Les étoiles avaient disparu, cachées par d’épais nuages noirs.
— Il y aura des terres à perte de vue, continua Bushka. Autant de terres que vous voyez d’eau en ce moment autour de vous. C’est du moins ce qu’ils disent.
— Cela n’apportera rien de bon pour les îles, déclara Twisp. Et ces fusées spatiales dont vous parliez…
— Elles sont prêtes à être lancées, fit Bushka d’un ton presque satisfait qui ne plut pas beaucoup à Twisp. Ils ont même préparé les locaux pour entreposer les caissons et leur précieux contenu. Des entrepôts entiers.
— J’ai du mal à imaginer des continents, murmura Twisp. Où vont-ils commencer à les faire sortir de la mer ?
— C’est un endroit que les pionniers appelaient « La Colonie ». Sur la carte, il se présente comme un rectangle aux côtés légèrement incurvés. Ils sont en train d’élargir les courbes et d’en faire un ovale avec un lagon en son centre. C’était une place forte autonome avant les Guerres des Clones, entourée de murailles de plastacier. L’endroit idéal pour commencer. Ils prévoient de faire les travaux cette année. Ainsi, la première cité verra le soleil.
— La mer aura vite fait de la démolir, dit Twisp.
— Pas du tout ! riposta Bushka. Cela fait cinq générations qu’ils se préparent. Ils ont pensé à tout… aux facteurs politiques, économiques, au varech…
Il s’interrompit car l’un des couacs venait de faire entendre un croassement ensommeillé.
Les deux hommes tendirent l’oreille, immobiles. Y avait-il une meute de capucins qui chassaient dans la nuit à proximité ? Mais les couacs ne bougeaient pas.
— Un mauvais rêve, murmura Bushka.
— Si je comprends bien, reprit Twisp, songeur, ils considéraient les habitants de Guemes comme un obstacle à leur politique de création de continents, comme des fanatiques religieux tout juste bons à répéter : « Nef nous a donné les îles, nous n’en bougerons pas. »
Bushka ne répondit pas.
Twisp songea à toutes les choses que cet homme venait de lui apprendre. Son imagination était embrumée par l’isolement de toute une vie de pêcheur. Il se sentait déphasé, incapable de suivre les subtilités d’une politique ou d’une économie à l’échelle de la planète. Il savait voir ce qu’il avait devant lui, et il trouvait que cela fonctionnait déjà bien. Pour le reste, il se méfiait de ces projets grandioses dont Bushka semblait à moitié épris malgré sa mésaventure avec Gallow.
— Il n’y a pas de place dans leur programme pour les Iliens, fit-il remarquer.
— Non, il n’y a pas de place pour les mutants, admit Bushka d’une voix à peine audible.
— Et à qui reviendra l’honneur de définir ce terme ?
Bushka garda le silence durant un long moment. Finalement, il répondit :
— Les îles sont dépassées ; je suis obligé de le reconnaître. Indépendamment de tout le reste, Gallow a raison sur ce point.
Twisp fixait l’obscurité à l’endroit où Bushka était assis. Il y avait sur la gauche une tache qui semblait un peu plus noire que le reste et c’est là qu’il concentrait son attention. Il eut la vision d’une existence de Sirénien. Leurs habitations, tous ces endroits que Bushka lui avait décrits.
Quelle sorte de personne faut-il être pour se sentir chez soi dans de tels endroits ? se demanda-t-il. Tout lui semblait si uniforme, si régulièrement identique. Comme une fourmilière. Cela lui donnait le frisson.
— Cette station où nous allons, dit-il. À quoi ressemble-t-elle ? Vous êtes sûr qu’il n’y a pas de danger ?
— Les Capucins verts sont une toute petite organisation. La Station de Lancement n° 1 est énorme. Statistiquement, nos chances sont bien meilleures ici que dans n’importe quel autre endroit à distance raisonnable.
De toute façon, je ne pouvais rien faire d’autre, se dit Twisp.
Si Brett n’était pas déjà dans cette base, il n’y avait plus aucun espoir. L’océan était bien trop vaste. Il se rendait compte à présent qu’il était absurde d’essayer de le rechercher à l’endroit exact où la mascarelle avait frappé Vashon.
— L’aube va bientôt se lever, dit Bushka. Nous ne sommes plus très loin.
Quelques gouttes de pluie commencèrent à crépiter sur la bâche. Twisp alluma sa petite lampe pour vérifier l’état de ses batteries organiques. Elles étaient nettement en train de virer au gris. Comme pour exaucer ses pensées, il y eut alors, juste derrière eux, un aveuglant éclair suivi de près d’une fracassante détonation.
— Qu’est-ce que c’est encore que ce truc-là ? s’écria Bushka d’une voix tremblante dans le silence qui s’ensuivit.
Twisp braqua le faisceau de sa lampe dans la direction d’où était venu l’éclair. Bushka, qui avait plongé sous la bâche la tête la première, réussit à se retourner et agrippa le bord du cockpit pour passer la tête au-dehors. Dans le faisceau de la lampe, ses yeux brillaient comme des escarboucles au milieu de son visage blême.
— Nous venons de recharger nos batteries, dit Twisp. Si nous avons de la chance, nous en attraperons encore une autre comme ça avant que je rentre l’antenne.
— Sacré nom de merde ! s’écria Bushka. Ces pêcheurs sont encore plus dingues que je ne le croyais. C’est un miracle que vous réussissiez à rentrer vivants !
— On fait ce qu’on peut, dit Twisp. Mais j’aimerais savoir comment vous avez fait pour devenir si vite expert en questions siréniennes.
Bushka ressortit entièrement de dessous la bâche.
— En tant qu’historien, expliqua-t-il, je savais déjà pas mal de choses sur eux avant de descendre là-bas. Mais c’est surtout que… lorsqu’il s’agit de survivre, on apprend vite.
Twisp l’entendit pousser un long soupir.
Survivre.
Il éteignit sa lampe. Il aurait voulu pouvoir distinguer les traits de Bushka sans la lui braquer sur la figure. Cet homme n’était pas totalement lâche. La chose semblait évidente. Il avait fait son service à bord des subas, comme beaucoup d’Iliens. Il connaissait la navigation. Mais tout cela, les Iliens l’apprenaient à l’école. Malgré tout, Bushka avait été tenté de se faire adopter par les Siréniens. D’après lui, c’était parce qu’ils détenaient de meilleurs documents historiques, qu’ils n’avaient même pas tous examinés eux-mêmes.
Bushka le faisait penser à certains fanatiques de Guemes. Esclave de ses pulsions. Toujours à rechercher des vérités cachées. Bushka voulait prendre les faits à leur source et tous les moyens étaient bons pour y parvenir. Un homme dangereux.
Twisp se remit sur le qui-vive, à l’affût du moindre changement dans la position de Bushka. Le coracle transmettrait ses mouvements, si jamais l’envie lui prenait de tenter quelque chose.
— Vous feriez mieux de vous rendre à l’évidence, reprit Bushka. Bientôt, il n’y aura plus de place pour les îles.
— D’après la radio, le juge Ward Keel est en visite chez eux pour une mission d’information. Vous pensez qu’il était au courant depuis le début ?
Le pied de Bushka racla le pont tandis qu’il changeait de position.
— Gallow prétend que personne n’était au courant côté surface, dit-il.
Le silence retomba pendant quelques instants. Twisp surveillait toujours son aiguille rouge. Comment ajouter foi à certaines choses que disait Bushka ? Et pourtant, la barrière de brisants était bien réelle. De même, il ne faisait aucun doute que cet homme fuyait devant un grand danger. Quelque chose qui le traquait impitoyablement.
Bushka aussi était prisonnier de ses propres pensées.
J’aurais dû avoir le courage de les tuer, se disait-il.
Mais ce que Gallow représentait était plus important que Gallow lui-même. On ne pouvait pas s’y tromper. Pour un historien, c’était une situation familière. Les documents laissés par Nef abondaient en descriptions de ce genre. Les dirigeants avaient toujours eu recours à l’extermination de masse pour résoudre leurs problèmes humains. Jusqu’à la folie meurtrière de Guemes, cependant, Bushka avait considéré ces récits comme plus ou moins irréels. Maintenant, il savait ce que c’était qu’un massacre, un monstre fou hérissé d’ombres et de crocs.
L’aube pâle éclairant la crête des lames lui révéla la silhouette de Twisp penchée sur un petit réchaud de l’autre côté du coracle. Bushka se demanda si, avec les premiers rayons de soleil, Twisp n’allait pas vouloir lui reprendre la chemise et le pantalon qu’il lui avait prêtés.
Voyant que Bushka l’observait, Twisp proposa :
— Un peu de café ?
— Oui, merci, fit Bushka ; puis il ajouta : Comment ai-je pu me montrer si aveugle et si ignorant ?
Twisp le dévisagea silencieusement quelques instants avant de demander simplement :
— En les suivant ou bien en les laissant partir ?
Bushka toussa puis se racla la gorge. Il but une gorgée de café brûlant en se sentant la bouche pâteuse.
J’ai encore peur, se dit-il.
Il regarda Twisp, qui laissait refroidir son café à la barre.
— Je n’ai jamais eu aussi peur, fit-il à haute voix.
Twisp hocha lentement la tête. Les signes de peur étaient faciles à lire sur le visage de Bushka. La peur et l’ignorance fréquentaient les mêmes courants. Et bientôt, quand s’estomperait la peur, viendrait la fureur. Mais pour l’instant, Bushka se morfondait.
— C’est par orgueil que j’ai agi ainsi, dit Bushka. Je voulais avoir la primeur de l’histoire de Gallow. L’histoire vivante. Un ferment politique. Un puissant courant Sirénien. Quelqu’un d’influent m’avait pris sous sa protection. Il savait que j’étais capable de travailler dur. Et que je lui serais reconnaissant de…
— Mais si ce Gallow et son équipage étaient morts ? interrompit Twisp. Vous avez sabordé leur suba et maintenant vous êtes le seul à savoir ce qui est réellement arrivé à Guemes.
— Je vous ai dit que j’avais pris mes précautions pour qu’ils en réchappent !
Twisp réprima un sourire. La fureur était en train de faire surface.
Bushka étudia le visage de Twisp à la lumière grisâtre de l’aube. Le pêcheur avait le teint hâlé de ceux qui vivent beaucoup à l’extérieur. La brise lui rabattait des mèches de cheveux bruns sur les yeux. Une barbe de deux jours, dans laquelle se prenaient parfois quelques cheveux, lui assombrissait les joues. Tout dans ses manières – la mobilité de son regard, le pli de sa bouche – évoquait pour Bushka la fermeté tranquille et la résolution. Il enviait à Twisp l’assurance limpide de son regard. Il était sûr qu’aucun miroir ne lui renverrait plus jamais l’image d’une telle limpidité dans ses propres yeux. Pas après le massacre de Guemes. Dans cet holocauste, Bushka lisait l’annonce de sa propre mort.
Comment quelqu’un d’autre pourrait-il croire que je ne savais pas, jusqu’au dernier moment, ce qui allait se passer ? Comment puis-je le croire moi-même ?
— Ils m’ont bien piégé, fit-il à haute voix. Oh, oui ! Et comme j’ai donné de bon cœur dans leur panneau !
— Cela arrive à beaucoup de gens de se faire piéger, reconnut Twisp.
Le ton de sa voix était neutre, presque entièrement dépourvu d’émotion. Cela incita Bushka à continuer de parler.
— Je ne dormirai plus tranquille pendant le restant de mes jours, murmura-t-il.
Twisp détourna les yeux pour contempler la houle autour du coracle. Il n’aimait pas cette façon qu’avait Bushka de s’apitoyer sur lui-même.
— Et les naufragés de Guemes ? dit-il d’une voix plate. Quels vont être leurs rêves ?
Bushka regarda Twisp à la lumière croissante du jour. Un brave pêcheur à la recherche de son apprenti. Il ferma les paupières de toutes ses forces, mais les images de Guemes restaient imprimées sur sa rétine.
Il rouvrit brusquement les yeux.
Twisp scrutait la mer avec attention.
— Où est cette station que nous devions apercevoir à l’aube ? demanda le pêcheur.
— Elle sera bientôt en vue.
Bushka contempla le ciel bas devant eux. Et quand ils arriveraient à la Station de Lancement… qu’allait-il se passer ? La question faisait naître une sensation de constriction dans sa poitrine. Les Siréniens allaient-ils le croire ? Et même s’ils le croyaient, agiraient-ils de manière à protéger de simples Iliens ?